Veille du mois d'octobre 2025
A la rencontre d’Alice Vadrot : une scientifique franco-autrichienne au cœur des enjeux internationaux de la gouvernance océanique
Née en Allemagne d’un père français et d’une mère autrichienne, Alice Vadrot a grandi dans un univers multiculturel qui l’a sensibilisé très tôt aux relations internationales. Enfant, elle rêve de devenir diplomate et entame, en ce sens, un cursus universitaire de sciences politiques entre Vienne et Paris. Mais rapidement, elle découvre que sa vocation n’est pas de faire carrière dans la diplomatie, mais d’en étudier les mécanismes, en particulier dans le domaine environnemental et plus spécifiquement de la biodiversité marine.

Alice Vadrot, Professeure de relations internationales et environnementales à l’Université de Vienne
Son premier contact avec ce champ remonte à sa participation, encore étudiante, à la COP9 de la Convention sur la diversité biologique à Bonn. Elle y découvre de l’intérieur la complexité des négociations internationales et s’interroge sur le rôle central que jouent les données scientifiques dans l’élaboration des politiques. À l’époque, en 2010, la biodiversité reste marginale dans les débats publics, souvent éclipsée par la question climatique. La notion même de « biodiversité marine » n’est apparue dans la littérature scientifique qu’en 1986. C’est ce caractère récent et encore peu structuré du domaine qui l’incite à en faire son objet de recherche.
La biodiversité comme « concept scientifique politique »
Alice Vadrot consacre sa thèse à l’institutionnalisation de l’IPBES, la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité qu’elle présente comme le « GIEC de la biodiversité ». Elle y analyse les stratégies des différents acteurs impliqués et s’intéresse plus particulièrement à l’interface science-politique, c’est-à-dire aux interrelations entre savoirs scientifiques et décisions publiques.
Puis, elle effectue un postdoctorat de deux ans à l’Université de Cambridge, durant lequel elle approfondit sa réflexion sur la production et l’usage des données en matière de biodiversité. Contrairement au climat, dont les évolutions peuvent être mesurées globalement, la biodiversité, et plus encore la biodiversité marine, est fragmentée, hétérogène et difficile à quantifier. Les données sont non seulement complexes à produire, mais aussi difficiles à comparer et à traduire en indicateurs politiques.
Pour Alice Vadrot, la biodiversité n’est pas seulement un réalité « naturelle » mais également le produit d’interactions entre savoirs scientifiques et décisions politiques . Elle la décrit, à ce titre, comme un « concept scientifique politique ». C’est cette interface science-politique qui constitue depuis lors le fil conducteur de ses recherches.
Le projet MARIAPOLDATA : analyser le rôle de la science dans la gouvernance marine
Cette réflexion prend une ampleur nouvelle avec son premier projet ERC, MARIAPOLDATA (2018–2023), consacré au rôle de la science dans les négociations sur la biodiversité marine. Dans ce projet, Alice Vadrot et son équipe ont étudié les discussions internationales autour du traité BBNJ (« Biodiversity Beyond National Jurisdiction »), un accord visant à assurer la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale.

Alice Vadrot et son équipe formant le groupe de recherche sur la politique environnementale de l’Institut de sciences politiques de l’Université de Vienne
Le projet s’est distingué par sa méthodologie innovante, mêlant analyse bibliométrique de plus de 25000 publications scientifiques, et entretiens avec des chercheurs de premier plan en biodiversité marine, souvent directement impliqués dans les négociations. Ces travaux a donné lieu à la création d’une base de données publique documentant les acteurs, les positions et les dynamiques politiques observées pendant les négociations. Ils ont permis de rendre visible la distribution mondiale des savoirs sur la biodiversité marine, en mettant en évidence quels pays travaillent sur quels sujets et comment les priorités scientifiques s’alignent ou non avec les intérêts politiques.
Le projet MARIAPOLDATA a ainsi produit l’analyse selon laquelle la science n’était pas tout à fait neutre politiquement : elle influence la rédaction des traités internationaux tout en étant elle-même façonnée par les rapports de force entre États.
Le projet TwinPolitics : analyser les jumeaux numériques océaniques comme instruments de gouvernance
De ce premier projet est née une nouvelle question : celle des jumeaux numériques océaniques. Ces modèles, qui reproduisent l’océan en temps réel grâce aux données et à l’intelligence artificielle, apparaissent aujourd’hui comme des outils de plus en plus centraux dans la gouvernance marine. Constatant l’absence d’études en sciences sociales sur leur rôle politique et géopolitique, Alice Vadrot ambitionne de combler ce vide avec son second projet ERC TwinPolitics.

L’équipe de recherche travaillant sur le projet TwinPolitics
Le projet repose sur deux volets majeurs. Le premier consiste à cartographier l’écosystème mondial de ces jumeaux numériques océaniques (avec une centaine de projets déjà recensés) en documentant leurs financements, les institutions qui les développent, les technologies employées et les intérêts en jeu. Le second se concentre sur leur usage concret à travers trois études de cas menées en Chine, aux États-Unis et en Europe. L’objectif est de comprendre comment ces modèles sont intégrés dans les décisions politiques locales, et dans quelle mesure ils prennent en compte les savoirs locaux ou les considérations éthiques.
Pour Alice Vadrot, réduire ces jumeaux numériques à de simples artefacts techniques serait une erreur : ce sont aussi des objets socio-techniques et politiques, traversés par des enjeux de souveraineté, de sécurité et d’économie politique. Les biais qui structurent leurs données peuvent ainsi avantager certains acteurs et en défavoriser d’autres lors de négociations internationales. Dans un contexte de rivalités croissantes pour l’accès aux ressources marines, ils deviennent donc nécessairement des instruments de pouvoir.
Projets collaboratifs et coopération internationale
Au-delà de ses projets ERC, Alice Vadrot est impliquée dans d’autres initiatives d’envergure. Elle participe notamment à MARCO-BOLO, un projet européen qui cherche à transformer la surveillance de la biodiversité marine en intégrant sciences de pointe, technologies et gouvernance inclusive. Son équipe y joue un rôle clé dans le rapprochement entre producteurs de données scientifiques et décideurs, afin de répondre aux besoins concrets des politiques publiques.
Au niveau national, elle collabore également avec le ministère fédéral autrichien de l’Environnement pour renforcer l’interface science-politique du pays en matière de biodiversité. Pour ce faire, elle organise des ateliers réunissant chercheurs et représentants ministériels, afin de préparer la position autrichienne dans les négociations de l’IPBES et joue un rôle de conseil et de proposition, en amont des sessions internationales.
De plus, en tant que chercheuse franco-autrichienne, Alice Vadrot attache une grande importance aux collaborations internationales, en particulier avec la France, qu’elle considère comme essentielles dans le domaine de la recherche sur la biodiversité marine. Convaincue que la coopération scientifique doit aller de pair avec l’action politique, elle entretient également des liens étroits avec des acteurs publics, tels que les ministères autrichiens et l’Ambassade de France en Autriche. Ce dialogue constant entre chercheurs et décideurs, vise, selon elle, à engager davantage les responsables politiques dans la protection de l’océan et, plus largement, de la biodiversité.
L’engagement européen pour la diplomatie environnementale
Alice Vadrot ne limite pas son engagement à ses recherches. Elle siège au conseil d’administration de la Mission « Océan » d’Horizon Europe, où elle contribue à définir les grandes orientations stratégiques européennes et participe activement au « Environment and Climate Hub » (ECH) de l’Université de Vienne, qui réunit les scientifiques travaillant sur les questions environnementales afin de valoriser leurs travaux et renforcer la coopération interdisciplinaire.
En juin dernier, elle a reçu le prix Henrik-Enderlein, décerné par les ministères français et allemand des Affaires étrangères, qui distingue des chercheurs renouvelant la réflexion sur l’avenir de l’Europe. En effet, Alice Vadrot défend l’idée que l’Union européenne doit s’exprimer d’une seule voix sur la scène internationale et continuer à jouer un rôle central dans la diplomatie environnementale et la gouvernance des océans.

Cornelia Woll (présidente du jury et présidente de la Hertie School) et Alice Vadrot lors de la cérémonie de remise du prix franco-allemand Henrik Enderlein 2025 © Hertie School / Jacques Delors Centre
Face aux tensions géopolitiques actuelles, elle déplore que les enjeux environnementaux passent trop souvent au second plan et soient perçus comme des préoccupations réservées à une minorité privilégiée, alors qu’ils concernent en réalité l’ensemble des sociétés. Le coût de la destruction environnementale, rappelle-t-elle, n’est pas réparti équitablement et frappe d’abord les populations les plus vulnérables. C’est pourquoi, les questions environnementales et de biodiversité doivent rester au cœur du débat public. Elles dépassent la seule protection de la nature et sont intimement liées aux enjeux de justice sociale et d’égalité.
L’avenir de la science dans la diplomatie environnementale
Dans cette perspective, Alice Vadrot prépare un ouvrage consacré au rôle de la science dans la diplomatie multilatérale environnementale, en s’appuyant sur ses recherches empiriques. Ce projet prend tout son sens dans un contexte mondial de plus en plus polarisé, où certains gouvernements vont jusqu’à remettre en cause la légitimité scientifique.
Pour elle, la biodiversité, longtemps reléguée au second plan, est désormais en passe de devenir un enjeu central, notamment face au changement climatique et à la raréfaction des ressources marines. Les négociations internationales demeurent cependant difficiles : dans un cadre multilatéral où chaque État défend avant tout ses propres intérêts, les avancées sont souvent lentes, comme en témoignent les blocages actuels autour du traité contre le plastique.
Alice Vadrot observe néanmoins des signes encourageants, comme l’adoption du Pacte européen pour l’Océan, le 5 juin dernier. De plus, le traité BBNJ entrera officiellement en vigueur le 17 janvier 2026 après avoir obtenu les 60 ratifications nécessaires, ce vendredi 19 septembre 2025, un processus dans lequel l’Europe et la France ont joué un rôle moteur. Cet événement constitue une étape historique pour la gouvernance océanique et offre de réelles raisons d’espérer pour l’avenir.
Liens utiles :
> Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IBPES) : https://www.ipbes.net/
> Site du projet « MARIAPOLDATA » : https://www.maripoldata.eu/
> Site du projet « Twinpolitics » : https://twinpolitics.eu/
> Site du projet « MARCO-BOLO » : https://marcobolo-project.eu/
> “BBNJ Agreement Successfully Ratified”, UNESCO : https://www.ioc.unesco.org/en/bbnj-agreement-successfully-ratified
> Agreement under the United Nations Convention on the Law of the Sea on the Conservation and Sustainable use of Marine Biological Diversity of Areas Beyond National Jurisdiction (Traité BBNJ) : https://treaties.un.org/doc/Treaties/2023/06/20230620%2004-28%20PM/Ch_XXI_10.pdf
> Le Pacte européen pour l’Océan : eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52025DC0281
Le Complexity Science Hub : explorer la complexité pour répondre aux enjeux de société
Le 4 septembre, le service scientifique de l’ambassade de France est allé à la rencontre de la chercheuse française Amélie Desvars-Larrive, spécialiste en épidémiologie des infections et membre permanente du Complexity Science Hub (CSH), un centre de recherche unique en Autriche. Cette visite a été l’occasion de découvrir le Palais Springer Rothschild et d’échanger avec plusieurs membres sur son fonctionnement.

Le Palais Springer Rothschild, bâtiment historique du 3ème arrondissement de Vienne abrite le CSH depuis 2025
Le CSH : une structuration unique en son genre
Contrairement aux laboratoires de recherches traditionnels, le CSH est structuré autour de grandes thématiques de recherche plutôt qu’en équipes fixes. Cette organisation permet aux scientifiques de naviguer librement entre disciplines, créant un environnement riche et interdisciplinaire.
Les axes de recherche y sont variés : dynamiques collectives, migrations humaines, durabilité urbaine, intelligence artificielle, médecine, santé… Tous les membres disposent d’une très grande souplesse dans le choix de leurs sujets de recherche mais partagent une même approche scientifique: l’étude des systèmes complexes. Cette dernière vise à proposer des solutions intégrées aux crises contemporaines en analysant le monde comme un réseau interconnecté et dynamique, grâce à des outils tels que la science des réseaux, la modélisation mathématique ou l’apprentissage automatique. En effet, la science des réseaux, par exemple, va permettre d’étudier la propagation de maladies en médecine vétérinaire, mais également les dynamiques de diffusion des idées en sociologie.
Des chercheurs venus d’horizons variés, rattachés à des institutions très diverses, mènent tout ou partie de leurs travaux au CSH, qui compte aujourd’hui 77 scientifiques résidents, dont 31 doctorants. À leurs côtés, de nombreux collaborateurs associés et partenaires externes alimentent un échange dynamique d’expertise et d’idées entre le Hub et des instituts de recherche du monde entier.
Depuis 2024, le CSH dispose de sa propre école doctorale, la Digital Innovation School, qui forme de jeunes scientifiques, soucieux de mettre la science au service de la société, à une approche quantitative et modélisante, centrée sur les données massives. Les doctorants proposent eux-mêmes leur sujet de thèse, affiné ensuite avec leur superviseur, ce qui leur offre à la fois souplesse et indépendance tout en favorisant l’émergence de nouvelles idées. L’école propose également de nombreux cours, ateliers, conférences et écoles scientifiques internationales, contribuant au développement d’une vision interdisciplinaire.

La visite a donné lieu à de échanges très instructifs avec Amélie Desvars-Larrive et plusieurs doctorants du CSH
Le CSH au service de la société
Le CSH collabore étroitement avec les institutions autrichiennes, et notamment avec plusieurs ministères fédéraux, dont ceux en charge de l’économie, de la recherche ou encore de la protection de l’environnement. Il joue un rôle clé de conseil et d’aide à la décision en fournissant aux autorités publiques des analyses et des données afin de soutenir l’élaboration de politique publiques. L’approche interdisciplinaire et la science des systèmes complexes permettent de mieux comprendre les besoins sociaux, financiers et sanitaires. Par exemple, lors de la pandémie de Covid-19, le CSH a contribué à évaluer l’impact économique des mesures sanitaires sur l’évolution du nombre de cas.
Le CSH collabore également avec le secteur privé et notamment avec les grandes chaînes de supermarchés autrichiennes afin d’optimiser leurs réseaux d’approvisionnement. Après le début de la guerre en Ukraine, le Hub a pu contribuer à l’analyse des flux logistiques et proposé des solutions de reroutage afin de garantir la continuité des approvisionnements et limiter les risques de rupture.
Le CSH entretient de nombreuses collaborations internationales, ce qui favorise la mobilité scientifique de ses membres et permet d’accueillir des chercheurs du monde entier pour des conférences et séminaires. Ces échanges nourrissent un environnement scientifique dynamique et stimulant.
Le CSH : rapprocher science et grand public
Le CSH est très tourné vers le grand public, avec pour ambition de rendre la science accessible à tous. Son équipe de visualisation travaille de manière transverse avec les autres membres du CSH et transforme les données complexes en supports interactifs et pédagogiques, comme des tableaux de bord ou des récits visuels, facilitant la compréhension de concepts parfois difficiles.
L’équipe de communication, quant à elle, joue un rôle clé de médiation entre le grand public et les scientifiques, tout en les accompagnant dans l’élaboration de notes de politique publique : de courtes synthèses scientifiques destinées à éclairer les décideurs.

La salle principale du CSH permet d’accueillir des conférences ou des événements ouverts au public
Enfin, le CSH ouvre régulièrement ses portes au public à travers des événements originaux, tels que le cycle « Art and Science », où artistes et chercheurs échangent sur des sujets scientifiques, suscitant la curiosité et l’engagement du grand public.
Lien utile :
> Complexity Science Hub : https://csh.ac.at/
> Profil d’Amélie Desvars-Larrive : https://csh.ac.at/amelie-desvars-larrive/
Rédactrice : Auregan Labrune <auregan.labrune@institutfr.at>